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Plus de quatre ans après l’avoir inscrite dans la loi, la mise à disposition du public des décisions rendues par les juridictions, judiciaires comme administratives, n’est toujours pas effective en France.
Dans un arrêt du 21 janvier 2021, le Conseil d’État a ainsi enjoint au ministère de la Justice de prendre un arrêté, indispensable à la mise en œuvre de cette ouverture au public de l’accès aux décisions de justice, et ce, dans un délai de trois mois à compter de la notification de la décision.
L’open data pour les décisions de justice, bientôt une réalité ?
UNE OBLIGATION LÉGALE DEPUIS LA LOI LEMAIRE
L’ambition de rendre accessible les décisions de justice aux citoyens français est ancienne.
À ce titre, la création d’un service public des bases de données juridiques avait été entériné par deux décrets, le premier en 1984 et le second en 1996. Ces dispositions ont notamment été complétées par un décret de 2002 relatif à la création de « Légifrance », site internet officiel du gouvernement ayant pour but la diffusion à la fois des textes législatifs et réglementaires, mais aussi des décisions des cours suprêmes et d’appel de droit français.
Pourtant, ce sont à l’heure actuelle environ 10% seulement des décisions de justice qui sont publiées. Et en pratique, les juridictions suprêmes françaises opèrent une sélection discrétionnaire dans les décisions qu’elles estiment utiles de publier.
Le nombre de décisions de justice disponibles demeure ainsi limité par rapport au volume des décisions rendues chaque année. Des décisions rendues « au nom du peuple français », en audience publique, et qui demeurent majoritairement inaccessibles aujourd’hui.
Durant le quinquennat de François Hollande et sous l’impulsion du mouvement de transparence relative aux données publiques, a été adoptée la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique (dite « loi Lemaire »). Les articles 20 et 21 de la loi ont ainsi modifié l’article L. 10 du code de justice administrative et inséré un article L. 111-13 dans le code de l’organisation judiciaire qui pose un principe de mise à disposition du public des décisions rendues par les juridictions administratives et judiciaires, à titre gratuit et dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Cette mise à disposition devant être au préalable précédée par une « analyse du risque de ré-identification des personnes ».
Le nécessaire respect de la vie privée des justiciables concernés a depuis été renforcé par l’adoption de l’article 33 de la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (dite « loi Belloubet »).
La loi prévoit que les noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans la décision, parties ou tiers, doivent être occultés avant la mise en ligne de la décision.
En outre, il est obligatoire d’occulter les éléments permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe dès lors que la divulgation de ces informations sont de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes.
Enfin, il est désormais interdit que les données relatives à l’identification des magistrats et des membres du greffe puissent « faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées ».
Pour faire face aux complexités techniques induites par la mise en œuvre de l’anonymisation et de l’occultation des décisions de justice, le législateur a souhaité que les dispositions législatives soient précisées ultérieurement par voie de décret avant d’être applicables.
LE DÉCRET DU 29 JUIN 2020
Ainsi, le décret du 29 juin 2020 détaille les conditions pratiques nécessaires à garantir le respect des restrictions imposées par la loi pour la mise à disposition massive des décisions de justice.
Le décret confie aux plus hautes juridictions (la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire et le Conseil d’État pour l’ordre administratif) une compétence générale pour mettre en place elles-mêmes l’accès aux décisions de justice.
De plus, le décret prévoit que les décisions soient accessibles par le biais d’un portail de communication des décisions, placé sous la responsabilité du Garde des Sceaux. Dans une note conjointe de la Chancellerie et de la Cour de cassation du 30 juin 2020, les deux autorités ont rajouté qu’il faudra « la levée des contraintes techniques » et le « déploiement des grands systèmes informatiques – “Portalis” en matière civile et “procédure pénale numérique” en matière pénale ».
Afin que le travail d’anonymisation puisse être réalisé, le décret prévoit que le juge administratif dispose d’un délai de deux mois pour mettre en ligne ses décisions, six mois pour le juge judiciaire, rejetant ainsi l’option d’un open data en temps réel.
Cette compétence des juridictions suprêmes dans la mise à disposition des décisions de justice est conforme à ce qu’elles souhaitaient. Mais si l’anonymisation paraît nécessaire, en ce sens qu’elle garantit la vie privée et la sécurité des justiciables et des professionnels du droit, on peut s’interroger sur l’opportunité de laisser cette charge aux magistrats, qui ne disposent pas à l’heure actuelle des moyens financiers et technologiques pour la mettre en œuvre.
Ces contraintes pratiques constituent le principal frein à l’open data des décisions de justice et plus de quatre ans après sa consécration dans la loi, l’accès aux décisions est encore une chimère.
C’est à ce titre que l’article 9 du décret prévoyait qu’un arrêté du ministre de la justice devait intervenir pour préciser la date à laquelle les décisions de justice seront finalement mises à disposition du public, renvoyant ainsi aux calendes grecques la concrétisation du projet.
LE GOUVERNEMENT SOMMÉ DE PUBLIER UN ARRÊTÉ DANS LES TROIS MOIS
En raison de l’absence d’un arrêté du Garde des Sceaux depuis juillet dernier, l’association Ouvre-Boîte, spécialisée dans le domaine de la transparence des données publiques, a saisi le Conseil d’État.
Dans son arrêt du 21 janvier 2021, les magistrats admettent que la mise en œuvre de l’open data des décisions de justice est un chantier difficile. En réponse aux conclusions du gouvernement, les juges ont pris le soin de préciser qu’il « n’est pas contesté que la mise à disposition du public des décisions de justice constitue une opération d’une grande complexité pouvant nécessiter, à compter de l’intervention du décret en organisant la mise en œuvre, des dispositions transitoires ». Toutefois, cela ne peut justifier l’inaction du gouvernement.
En effet, le Conseil d’État affirme de jurisprudence constante que « l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi ». Dans son arrêt, les juges précisent à ce titre que « lorsqu’un décret pris pour l’application d’une loi renvoie lui-même à un arrêté la détermination de certaines mesures nécessaires à cette application, cet arrêté doit également intervenir dans un délai raisonnable ».
Près de cinq ans après la consécration du principe de mise à disposition du public avec la loi Lemaire, le processus de mise en œuvre de l’open data des décisions a naturellement été jugé trop long par les magistrats administratifs.
Le Conseil d’État a donc prononcé une injonction adressée au ministre de la justice de prendre l’arrêté prévu par le décret dans un délai de trois mois. Les juges n’ont pas retenu le délai de deux mois demandé par l’association et n’ont pas prononcé d’astreinte.
Cependant, cette décision ne veut pas dire que la mise à disposition du public des décisions sera effective dans un délai de trois mois, mais bien qu’injonction est faite au ministre de la justice de prendre dans ce délai un arrêté qui fixera le calendrier de l’open data, en précisant quelles seront les données concernées et les dates de déploiement envisagées.
De son côté, la Cour de cassation a indiqué que la mise à disposition en open data pourra débuter à partir de septembre 2021 pour ses propres décisions et à partir du premier semestre 2022 pour les décisions civiles, sociales et commerciales des cours d’appel. Pour les décisions passées, il faudra encore attendre une date.
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Article rédigé par Pierre Berthault, Elève-avocat en stage chez Juri’Predis