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Dans un arrêt Nurcan Bayraktar c/ Turquie rendu le 27 juin 2023 (requête 27094/20), la Cour de Strasbourg s’est prononcée sur une discrimination tenant au délai de viduité imposé aux femmes divorcées turques.
Sur les faits de l’espèce
Par un jugement du 19 décembre 2012, le tribunal aux affaires familiales de Kadıköy (Turquie) a prononcé le divorce de Madame A. et de son conjoint. À la suite d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 27 novembre 2013, la partie du jugement de première instance concernant le divorce devint définitive le 21 janvier 2014.
Le 9 juillet 2014, Madame A. a demandé au tribunal aux affaires familiales d’Istanbul Anadolu de lever à son égard le délai de viduité de 300 jours prévu à l’article 132 du code civil pour les femmes divorcées sans qu’elle fût tenue de se soumettre à un examen médical pour prouver qu’elle n’était pas enceinte.
Elle soutenait que l’article 132 du code civil, qui prévoyait ledit délai de viduité, instituait en réalité une discrimination fondée sur le sexe et qu’il était en cela contraire à la Constitution et à plusieurs traités de protection des droits de l’homme et de lutte contre la discrimination envers les femmes auxquels la Türkiye était partie, y compris la Convention.
Elle a demandé en outre le renvoi du dossier devant la Cour constitutionnelle en vue d’un examen préjudiciel de la constitutionnalité de cette disposition.
Le 11 juillet 2014, le tribunal aux affaires familiales ordonna à Madame A. de se procurer auprès d’un hôpital un certificat médical indiquant si elle était ou non enceinte, afin de le verser au dossier, et il avertit l’intéressée que sa demande serait rejetée pour des motifs procéduraux si elle n’obtempérait pas.
Par ailleurs, il rejeta pour défaut de fondement l’allégation d’inconstitutionnalité de l’article 132 du code civil qu’elle avait formulée.
Le 22 juillet 2014, Madame A. adressa au tribunal aux affaires familiales une lettre dans laquelle elle déclarait qu’elle ne se procurerait pas le certificat médical en question.
Elle alléguait que la demande formulée par le tribunal à cet égard et l’article 132 du code civil étaient contraires aux articles 8, 12 et 14 de la Convention.
Elle demandait par ailleurs au tribunal de réexaminer son allégation d’inconstitutionnalité de l’article 132 du code civil.
Le 19 septembre 2014, le tribunal aux affaires familiales se prononça sur le fond.
Il a rejeté pour des motifs procéduraux la demande de Madame A. visant à la levée du délai de viduité de 300 jours. Il a relevé à cet égard qu’il l’avait averti qu’elle devait se procurer un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, document selon lui nécessaire si elle voulait se remarier avec un autre homme que son ex-mari, qu’il lui avait accordé un délai pour ce faire et qu’elle avait déclaré son refus de produire ledit certificat, demandant la levée sans conditions du délai de viduité.
En outre, il a jugé à nouveau que l’allégation d’inconstitutionnalité de l’article 132 du code civil n’était pas pertinente.
Le 6 mai 2015, la Cour de cassation, saisie par Madame A. d’un pourvoi en cassation, a confirmé le jugement du tribunal aux affaires familiales, qu’elle a considéré conforme à la procédure et à la loi.
Madame A. a introduit un recours en rectification d’arrêt contre cette décision.
Le 2 décembre 2015, la Cour de cassation a rejeté ce recours, jugeant qu’il ne correspondait à aucun des motifs prévus par la loi pour pareil recours.
Le 22 janvier 2016, Madame A. a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
Elle soutenait que le délai de viduité de 300 jours prévu à l’article 132 du code civil pour les femmes divorcées constituait une discrimination fondée sur le sexe et que les décisions qu’avaient rendues les juridictions à cet égard portaient atteinte à ses droits à un procès équitable, au respect de sa vie privée, au mariage et à un recours effectif.
Le 3 avril 2020, la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevable le recours individuel de la requérante.
Elle a considéré que ses griefs relatifs au respect de la vie privée et au principe d’égalité étaient manifestement mal fondés, estimant qu’il n’y avait pas eu ingérence dans les droits et libertés concernés ou que, si ingérence il y avait eu, elle n’avait pas emporté violation de ces droits et libertés.
Quant à l’allégation de violation du droit à un procès équitable, elle a considéré que ce grief était irrecevable ratione materiae car il concernait l’inconstitutionnalité alléguée d’une disposition législative.
Ayant épuisé toutes les voies de recours internes, Madame A. a saisi, par requête n° 27094/20 dirigée contre la République de Türkiye, la Cour européenne des droits de l’Homme en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales le 27 juin 2020.
L’article 132 du code civil turque critiqué par Madame A. prévoit :
« Si le mariage a pris fin, la femme ne peut se remarier avant que trois cents jours ne se soient écoulés à compter de la fin du mariage.
Tout accouchement met fin à ce délai.
S’il est avéré que la femme n’est pas enceinte de son précédent mariage ou si les conjoints dont le mariage a pris fin veulent se remarier l’un avec l’autre, le tribunal lève ce délai. »
Dans cette décision, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) et de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 12 (droit au mariage) de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Sur la discrimination injustifiée fondée sur le sexe relevée par la Cour
Elle a considéré que cette pratique d’imposer aux femmes divorcées doit être s’analyser comme une discrimination fondée sur l’appartenance à un sexe, sans que cette différence soit objectivement justifiée :
« 80. La Cour note en outre que seules les femmes sont soumises au délai de viduité prévu à l’article 132 du code civil, à l’exclusion des hommes qui n’ont pas à respecter un tel délai pour se remarier.
81. Elle rappelle avoir déjà considéré que seules les femmes peuvent faire l’objet d’un traitement différent en raison de leur grossesse et que, pour cette raison, une telle différence de traitement s’analyse en une discrimination directe fondée sur le sexe si elle n’est pas justifiée (Napotnik c. Roumanie, no 33139/13, § 77, 20 octobre 2020). Cette conclusion vaut également pour la présente affaire dans la mesure où la différence de traitement que la requérante dénonce a selon les autorités internes pour raison principale la possibilité qu’une femme désireuse de se remarier après son divorce soit enceinte.
82. Dans la présente affaire, la requérante, qui était soumise au délai de viduité prévu par l’article 132 du code civil, a été déboutée, au motif qu’elle avait refusé de subir un examen médical visant à déterminer si elle était enceinte, de sa demande tendant à ce qu’elle fût autorisée à se remarier sans attendre l’expiration de ce délai. La Cour relève qu’une telle décision ne pouvait être adoptée qu’à l’égard d’une femme, puisque seules les femmes peuvent être enceintes, et qu’en toute hypothèse la législation pertinente n’imposait qu’aux femmes le respect du délai de viduité. Elle constate donc que la décision rendue à l’égard de la requérante s’analyse en une différence de traitement fondée sur le sexe (voir, mutatis mutandis, Jurčić, précité, § 70).
(…)
86. La Cour note à cet égard que la thèse du Gouvernement consistant à dire que l’obligation de respecter le délai de viduité litigieux avait pour buts la détermination de la filiation biologique d’un éventuel enfant à naître et la prévention des incertitudes à cet égard repose sur une conception traditionnelle de la famille fondée sur l’institution officielle du mariage et qu’elle ne reflète pas nécessairement l’évolution des sociétés européennes modernes : dans ces sociétés, un nombre important de familles sont fondées sur une forme d’union autre que le mariage civil, par exemple sur le partenariat civil ou le concubinage, et nombre d’enfants sont même conçus hors mariage ou issus d’un don de sperme anonyme.
(…)
89. De l’avis de la Cour, les stéréotypes sexistes sur lesquels le tribunal aux affaires familiales s’est appuyé en l’espèce pour rejeter la demande de la requérante (paragraphe 8 ci-dessus), tels que l’idée que les femmes auraient un devoir envers la société en raison de leur rôle potentiel de mères et de leur capacité de donner naissance, constituent un obstacle sérieux à la réalisation d’une véritable égalité matérielle entre les sexes, qui, comme cela a déjà été dit, est l’un des objectifs majeurs des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 74 ci-dessus). En outre, de telles considérations de la part des autorités nationales semblent également être en contradiction avec les normes internationales pertinentes en matière d’égalité entre les sexes (voir la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et les observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes concernant la Türkiye, citées respectivement aux paragraphes 19 et 20 ci-dessus).
90. Par conséquent, la Cour conclut que l’obligation faite aux femmes divorcées, en raison de la possibilité d’une grossesse, de respecter un délai de viduité de 300 jours à moins qu’elles ne prouvent par un examen médical qu’elles ne sont pas enceintes s’analyse en une discrimination directe fondée sur le sexe, qui ne peut être justifiée par le but de prévenir des incertitudes quant à la filiation d’un éventuel enfant à naître.
91. À la lumière de ce qui précède, dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la différence de traitement à laquelle la requérante a été soumise au motif de son sexe n’était ni objectivement justifiée ni nécessaire. »
Sur l’absence de besoin social impérieux justifiant une ingérence nécessaire constatée par la Cour.
Elle a donc jugé ainsi que l’imposition du délai de viduité de 300 jours imposé par le code civil turque et l’obligation qui a été faite à Madame A. de présenter un certificat médical pour lever ce délai ne répondaient aucunement un besoin social impérieux, n’étaient pas proportionnées aux buts légitimes visés et n’étaient pas justifiées par des motifs pertinents et suffisants.
La différence de traitement à laquelle Madame A. a été soumise au motif de son sexe n’était ni objectivement justifiée ni nécessaire. Le Gouvernement turque justifiait cette ingérence dans la vie privée des femmes divorcées en raison de la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre.
La Cour répond à cette argumentation par une motivation cinglante :
« 48. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 115, 9 mars 2023).
(…)
54. La Cour note d’abord que, dans la motivation de sa décision de rejet, le tribunal aux affaires familiales a considéré essentiellement que le certificat médical attestant que la femme n’est pas enceinte qui était requis pour la levée du délai de viduité présentait une importance particulière pour la préservation des intérêts d’un éventuel enfant à naître et d’autres membres de la société concernés quant à l’établissement exact de la filiation biologique de l’enfant (paragraphe 8 ci-dessus). De la même manière, le Gouvernement souligne le rôle que jouent le délai de viduité imposé aux femmes divorcées et le certificat médical attestant qu’une femme n’est pas enceinte dans la détermination précise des filiations biologiques (paragraphe 39 ci-dessus). En outre, il semble ressortir du libellé de la définition du délai de viduité qui figure dans le règlement sur le mariage (paragraphe 16 ci-dessus) qu’en imposant pareille règle, les autorités visaient à éviter « la confusion des sangs ».
55. Si, comme l’ont affirmé les autorités nationales, le but principal du délai de viduité et de la subordination de la levée de ce délai à la condition que la femme concernée ne soit pas enceinte est la détermination exacte de la filiation biologique d’un éventuel enfant à naître, alors il convient à cet égard de distinguer la paternité biologique de la présomption légale de paternité. Certes, dans la plupart des systèmes juridiques, un enfant né dans le cadre d’un mariage est réputé avoir pour père légal le mari ; néanmoins, le père biologique d’un enfant, que ce dernier soit né dans le cadre d’un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l’enfant ou revendiquer sa paternité en présentant des preuves scientifiques, notamment un test ADN de paternité, à l’appui de sa démarche. De même, selon l’article 285 du code civil, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant son délai de viduité avant de se remarier, cette situation ne peut créer qu’une présomption de paternité à l’égard de l’ex-mari et elle n’a pas nécessairement d’incidence sur la détermination du père biologique (paragraphe 15 ci-dessus). En ce sens, l’objectif de prévenir « la confusion des sangs », autrement dit de permettre la détermination biologique de la paternité, semble irréaliste dans une société moderne. Par ailleurs, même à supposer que le délai de viduité ne vise qu’à préserver la présomption de paternité de l’ex-mari à l’égard d’un enfant qui naîtrait durant cette période, il ne présenterait pas plus d’utilité, compte tenu de l’existence dans les systèmes juridiques d’autres outils juridiques de reconnaissance et de détermination de la paternité (voir les dispositions du code civil pertinentes à cet égard, exposées au paragraphe 16 ci-dessus). Qui plus est, le délai de viduité commence à courir seulement à partir de la date à laquelle la décision de divorce devient définitive (paragraphe 15 ci-dessus), alors que, dans la plupart des cas, les époux ne vivent pratiquement plus ensemble dès le début de la procédure de divorce, qui peut parfois durer des années.
56. Par ailleurs, la Cour tient à souligner que la question de savoir si une femme est enceinte devrait être considérée comme étroitement liée à l’intimité de sa vie privée, et ce que cette femme ait récemment divorcé ou non. Elle estime que subordonner la possibilité qu’une femme divorcée a de se remarier, sans respecter le délai de viduité, à la production d’un certificat médical attestant qu’elle n’est pas enceinte revient à bafouer cette intimité et à placer sa vie privée intime, en ce compris sexuelle, sous le contrôle des autorités. Or, dans la motivation de sa décision, le tribunal aux affaires familiales ne semble pas avoir pris en compte les aspects relatifs à la vie privée de la requérante lorsqu’il a mis en balance les différents intérêts en jeu relativement à la demande de levée du délai de viduité présentée par l’intéressée.
57. Enfin, force est pour la Cour d’exprimer sa préoccupation quant aux sous-entendus de la conclusion du tribunal aux affaires familiales, qui implique que les femmes divorcées, en raison de leurs spécificités biologiques féminines, en particulier du rôle de mère qu’elles peuvent être amenées à jouer et de leur capacité de donner naissance, auraient le devoir envers la société de dévoiler toute grossesse avant de se remarier et qu’elles devraient supporter le désavantage que constitue le délai de viduité afin de préserver l’intérêt d’un éventuel enfant à naître et ceux d’autres personnes concernées (paragraphe 8 ci-dessus). Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, § 52, 25 juillet 2017).
58. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique. »
Cette décision est à saluer car elle sanctionne une vision totalement désuète et archaïque de la femme au sein de la société moderne qui est fondée sur une égalité des sexes, la femme ayant droit au même respect et épanouissement physique et psychologique en tant que personne, au même titre que l’homme.
La Turquie devra donc revoir principalement l’article 132 du code civil imposant un délai de viduité totalement anachronique dans une société moderne offrant des outils efficaces de reconnaissance et de détermination de paternité, sans porter atteinte à la dignité et à l’intimé des femmes divorcées.
Patrick Lingibé, Vice-Président de la Conférence des Bâtonniers de France, Ancien membre du Conseil National des Barreaux et Membre du réseau interprofessionnel Eurojuris.
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