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Sur les faits de l’espèce.
La communauté d’agglomération de la région de Château-Thierry a engagé le 12 août 2022 une procédure adaptée en vue de l’attribution d’un marché à bons de commande n° 2022S13 relatif à la réalisation de travaux de séparation de réseaux unitaires sur l’agglomération castelle (secteur 3 « commune de Château-Thierry »).
La société Routière de la Vallée de la Marne (RVM), qui souhaitait se porter candidate à l’obtention de ce marché, a déposé, par erreur, sa candidature et son offre sur le profil d’acheteur de la communauté d’agglomération de la région de Château-Thierry dans le » tiroir numérique » dédié à un autre marché, référencé n° 2022S14, dont les dates limites de remise des offres et candidatures étaient identiques.
La communauté d’agglomération n’a pas pris en compte cette candidature et cette offre pour le marché en litige.
Par une ordonnance du 8 novembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif d’Amiens, saisi par la société Routière de la Vallée de la Marne, a annulé à compter du stade de l’examen des candidatures et des offres la procédure de passation du marché en litige et enjoint à la communauté d’agglomération, sauf si elle entendait renoncer à passer le marché, de reprendre la procédure de passation à compter de ce stade.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 23 novembre et 8 décembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la communauté d’agglomération de la région de Château Thierry a demandé au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cette ordonnance ;
2°) statuant en référé, de rejeter la demande de la société RVM ;
3°) de mettre à la charge de la société RVM la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Le juge du Palais Royal a annulé l’ordonnance du 8 novembre 2022 du juge des référés du tribunal administratif d’Amiens.
Sur la solution retenue par le Conseil d’Etat : une sévérité renvoyant à une obligation de vigilance des candidats.
L’article R. 2132-3 du code de la commande publique dispose :
« Le profil d’acheteur est la plateforme de dématérialisation permettant notamment aux acheteurs de mettre les documents de la consultation à disposition des opérateurs économiques par voie électronique et de réceptionner par voie électronique les documents transmis par les candidats et les soumissionnaires. Un arrêté du ministre chargé de l’économie figurant en annexe du présent code détermine les fonctionnalités et les exigences minimales qui s’imposent aux profils d’acheteur. »
Pour juger que la communauté d’agglomération de la région de Château-Thierry avait manqué à ses obligations de mise en concurrence en ne prenant pas en compte la candidature et l’offre de la société requérante du fait de l’erreur de celle-ci concernant le » tiroir numérique » dans lequel elle a déposé sa candidature et son offre et en n’analysant pas à ce titre l’offre qu’elle avait remise, le juge des référés du tribunal administratif d’Amiens s’est fondé sur ce que les dates limites de remise des offres et candidatures étaient identiques, qu’il n’y avait pas d’ambiguïté possible sur le fait que les pièces transmises par la société correspondaient au marché référencé n° 2022S13 et que leur rétablissement au titre de la procédure de passation litigieuse ne nécessitait aucune analyse ni aucune contrainte particulière pour le pouvoir adjudicateur.
Comme l’a rappelé pertinemment le rapporteur public Nicolas Labrune dans ses conclusions, le pourvoi soulevait une question d’ordre pratique pour les pouvoirs adjudicateurs qui sont astreints, sur le fondement des dispositions de l’article R. 2132-2 du code de la commande publique, de recourir à une plateforme dématérialisée pour le dépôt des candidatures et des offres concernant les marchés publics d’un montant supérieur à 40 000 euros hors taxes : « Une candidature ou une offre déposée par erreur dans le « tiroir numérique » d’une autre consultation (donc correspondant à un autre marché) doit-elle être écartée ou peut-elle au contraire être « repêchée » (…) ? »
Il est à relever que la jurisprudence avait admis que certaines erreurs purement matérielles puissent être corrigées par l’administration. Ainsi, dans une décision rendue en 2011, le Juge du Palais Royal avait sanctionné un département pour avoir éliminé l’offre d’un groupement au motif que celui-ci avait méconnu le montant de son offre en rectifiant des erreurs matérielles : « que cette élimination a constitué un manquement du département à ses obligations de mise en concurrence qui, eu égard au stade de la procédure auquel il est intervenu, est susceptible d’avoir lésé la société Parenge Compagnie parisienne d’entreprises générales, en sa qualité de mandataire du groupement Parenge / Sade / Segex, laquelle n’a pu voir son offre examinée par le département » (Conseil d’Etat, 21 septembre 2011, Département des Hauts de Seine, n° 34949). Déjà, en 2008, il avait même considéré « que, sous réserve du respect de l’égalité entre les entreprises candidates, l’absence, dans l’enveloppe contenant l’offre d’une entreprise, d’une pièce exigée par le pouvoir adjudicateur à l’appui des offres, ne justifie pas à elle seule l’élimination de cette offre dès lors que la pièce a bien été produite mais a été incluse par erreur au sein de l’enveloppe relative à la candidature de l’entreprise » (Conseil d’Etat, 7 novembre 2008, société HEXAGONE 2000, n° 292570).
Dans les circonstances de l’espèce, il ne faisait aucun doute que la société requérante s’était trompée de tiroir numérique et avait donc commis une erreur d’adressage.
Cependant, suivant en cela les conclusions de son rapporteur public, le Conseil d’Etat a répondu par la négative à la question précitée posée par ce dernier, annulant par voie de conséquence l’ordonnance déférée.
Il a en effet jugé que « d’une part, aucune disposition ni aucun principe n’impose au pouvoir adjudicateur d’informer un candidat que son offre a été déposée dans le cadre d’une autre consultation que celle à laquelle il voulait postuler et, d’autre part, il ne peut rectifier de lui-même l’erreur de dépôt ainsi commise, sauf dans l’hypothèse où il serait établi que cette erreur résulterait d’un dysfonctionnement de la plateforme de l’acheteur public. »
Il a donc sanctionné le juge des référés du tribunal administratif d’Amiens d’avoir commis une erreur de droiten estimant à tort que la communauté d’agglomération de la région de Château-Thierry avait dans ces conditions manqué à ses obligations de mise en concurrence.
C’est une décision marque une sévérité. Elle rappelle aux candidats leur devoir impérieux de vigilance dans l’adressage électronique de leur candidature et de leur offre.
Le Juge du Palais Royal fait en l’espèce une application de l’adage latin Nemo auditur propriam suam turpitudinem allegans (Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude), lequel vise à sanctionner lanégligence ou la faute de la personne qui réclame un droit dont elle s’est privée par son propre fait.
Patrick Lingibé, Vice-Président de la Conférence des Bâtonniers de France, Ancien membre du Conseil National des Barreaux et Membre du réseau interprofessionnel Eurojuris.
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