Solidarité financière : une procédure inique…

Publié le 3 janvier 2023

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Maître François Taquet, professeur de Droit social, avocat spécialiste en Droit du travail et protection sociale et Maître Nicolas Taquet, avocat au Barreau de Pau, reviennent sur la mise en œuvre de la solidarité financière.

Si la mise en œuvre de la solidarité financière du donneur d’ordre n’est pas subordonnée à la communication préalable à ce dernier du procès-verbal pour délit de travail dissimulé, établi à l’encontre du cocontractant, l’organisme de recouvrement est tenu de produire ce procès-verbal devant la juridiction de sécurité sociale en cas de contestation par le donneur d’ordre de l’existence ou du contenu de celui-ci (Cass civ.2°. 1er décembre 2022. pourvoi n° 21-14702)

Ainsi que l’écrivait très justement la Cour d’Appel d’Angers, « la répétition d’une erreur ne transforme pas celle-ci en vérité » (Agen, 19 mai 2020, n° 18/00997). Selon nous, cette affirmation correspond tout à fait aux développements de la jurisprudence relatifs à la solidarité financière.

Le principe est connu : le donneur d’ordre est tenu de vérifier, lors de la conclusion d’un contrat portant sur une obligation d’une certaine valeur (5 000 € HT, C trav art R 8222-1), puis tous les 6 mois jusqu’à la fin de son exécution, que son cocontractant s’acquitte, entre autres obligations, de celles relatives à la déclaration et au paiement des cotisations à l’égard de l’URSSAF (CSS art L 243-15, C trav arts L 8222-1 et D 8222-5)

À défaut de procéder à ces vérifications et si le sous-traitant a eu recours au travail dissimulé, le donneur d’ordre peut être poursuivi pénalement et devoir régler solidairement les cotisations sociales du sous-traitant. Il peut également perdre le bénéfice des exonérations et réductions de cotisations applicables à ses salariés sur toute la période où le délit de travail dissimulé du sous-traitant aura été constaté (V. C trav art L 8222-2, CSS art L 133-4-5)

La mise en œuvre de la solidarité financière suppose donc la réunion de trois conditions cumulatives : le constat par procès-verbal d’une infraction de travail dissimulé ; l’existence de relations contractuelles entre le donneur d’ordre et l’auteur du travail dissimulé ; le montant de la prestation, qui doit être égal ou supérieur au seuil prévu par l’article R.8222-1 du Code du travail  (Aix-en-Provence 14e Chambre 14 novembre 2018 RG  n° 17/18711).

Les URSSAF ont de suite vu l’opportunité qu’elles pouvaient retirer de ces textes. Certes le motif invoqué est le nécessaire lutte contre le travail dissimulé. Dans la circulaire interministérielle DILTI du 31 décembre 2005, l’idée était que la lutte contre le travail dissimulé ne devait pas viser seulement à mettre en cause la responsabilité des auteurs immédiats de cette délinquance économique et financière. Il s’agissait, pour agir efficacement, de rechercher celle des donneurs d’ordre qui sont souvent les véritables bénéficiaires et les instigateurs des pratiques frauduleuses génératrices d’une importante évasion sociale et fiscale. Toutefois, à y regarder de près l’objectif paraît moins louable et s’orienter vers une préservation des intérêts financiers des organismes sociaux (la circulaire interministérielle susmentionnée du 31 décembre 2005 l’a implicitement reconnu en invoquant le fait que le débiteur solidaire est « généralement beaucoup plus solvable financièrement que l’auteur du travail dissimulé »)

Sans rentrer dans les détails, ces textes et leurs cortèges de sanctions sont d’une violence inouïe vis-à-vis du cotisant défaillant, fut-il même de bonne foi…

Les droits des cotisants sont réduits à la portion congrue

Ainsi, ce régime de solidarité n’oblige même pas l’URSSAF à s’adresser préalablement à la société sous-traitante pour le paiement des cotisations dues avant de mettre en œuvre la solidarité financière à l’encontre la société donneuse d’ordre (Besançon, Chambre sociale, 29 décembre 2020, RG n° 19/02541); le fait que le donneur d’ordre ait vainement réclamé l’attestation de vigilance, ou ait obtenu des pièces plus ou moins équivalents ne suffit pas pour éviter la solidarité (Cass  civ. 2° 11 février 2016, pourvoi n° 15-1016811 février 2016, pourvoi n° 14-10614 – Paris, Pôle 6Chambre 12,12 mars 2021, RG n° 17/01018 ) ; s’il est également clair que la société sous-traitante doit avoir fait l’objet préalablement d’un PV de travail dissimulé, aucun texte n’exige que ladite entreprise ait été définitivement condamnée pour travail dissimulé (Rennes. Chambre 9 sécurité sociale. 26 juin 2019. RG n° 17/05118Besançon, Chambre sociale, 29 décembre 2020, RG n° 19/02541) ; peu importe que la lettre d’observations notifiée au donneur d’ordre ne comporte pas la mention des références du procès-verbal de travail dissimulé à l’encontre du sous-traitant puisque ledit donneur d’ordre n’est pas l’employeur, ni le travailleur indépendant débiteur des cotisations (Montpellier. 4ème B chambre sociale. 28 novembre 2018. RG n° 14/08733 Amiens, 2° protection sociale, 23 septembre 2021, RG n° 19/08734) ; de même, l’organisme n’est pas tenu de notifier au donneur d’ordre, l’ensemble des données et des documents comptables ayant conduit à dresser un procès-verbal pour travail dissimulé à l’encontre du sous-traitant (Montpellier, 3° chambre sociale, 21 octobre 2020, RG n° 16/00857 – la lettre d’observations n’a pas à mentionner expressément la période vérifiée, la date de fin de contrôle et les documents consultés : Paris, Pôle 6 chambre 12, 18 mars 2022, RG n° 18/05634) ; qui plus est, l’URSSAF n’a pas l’obligation de se rendre dans les locaux de la société donneuse d’ordre, et de recueillir le témoignage des dirigeants de la société (Besançon, Chambre sociale, 29 décembre 2020, RG n° 19/02541).

Finalement, le juriste peut se demander au terme de cette litanie de restrictions, ce qu’il a le  droit de faire, tant les interdits sont importants.

Une position incohérente et inique

Certes, par une décision n° 2015-479 QPC du 31 juillet 2015, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions du deuxième alinéa de l’article L. 8222-2 du code du travail, sous réserve qu’elles n’interdisent pas au donneur d’ordre de contester la régularité de la procédure, le bien-fondé de l’exigibilité des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations y afférentes au paiement solidaire desquels il est tenu.

Après avoir affirmé l’inverse, et par deux arrêts du 8 avril 2021, la Cour de cassation a finalementdécidé que si la mise en œuvre de la solidarité financière du donneur d’ordre n’était pas subordonnée à la communication préalable à ce dernier du procès-verbal pour délit de travail dissimulé, établi à l’encontre du cocontractant, l’organisme de recouvrement était tenu de produire ce procès-verbal devant la juridiction de sécurité sociale en cas de contestation par le donneur d’ordre de l’existence ou du contenu de ce document (Cass civ.2°. 8 avril 2021. pourvoi n°19-23728 et 20-11126). Puis, plus récemment, elle a décidé « que le donneur d’ordre peut invoquer, à l’appui de sa contestation de la solidarité financière, les irrégularités entachant le redressement opéré à l’encontre de son cocontractant du chef du travail dissimulé » (Cass civ.20.  23 juin 2022, pourvoi n° 20-22128 – cette position rejoint celle de l’administration fiscale : CE, 6 juin 2018, 418863)

Toutefois, on aurait pu espérer des garanties plus importantes de la Cour de cassation.

Car, à force de répéter que « si la mise en oeuvre de la solidarité financière du donneur d’ordre, prévue par l’alinéa 2 de l’article L. 8222-2 du code du travail, n’est pas subordonnée à la communication préalable à ce dernier du procès-verbal pour délit de travail dissimulé établi à l’encontre du cocontractant, l’URSSAF est tenue de produire ce procès-verbal devant la juridiction de sécurité sociale en cas de contestation par le donneur d’ordre de l’existence ou du contenu de ce document » (V. Amiens. 2° protection sociale. 6 octobre 2022, RG n° 20/04302), on est en droit de s’interroger sur l’intérêt de la procédure contradictoire. Car, comment le débiteur solidaire qui ne sera destinataire (dans l’immense majorité des cas) au temps de la procédure contradictoire, ni des éléments de procédure ni du procès-verbal concernant le débiteur principal, va-t-il assurer sa défense ? N’est pas hypocrite d’afficher une procédure contradictoire alors qu’il n’est pas donné au débiteur solidaire la faculté de la mettre en œuvre dans le cadre de la procédure précontentieuse ? Sans doute eut il été plus respectueux des droits de ce dernier d’avoir accès au dossier du débiteur principal dès l’envoi de la lettre d’observations…Certes, d’aucuns invoqueront l’argument suivant lequel la lettre d’observations reprend fréquemment les termes du procès-verbal. Il n’empêche, que la lettre d’observations n’est pas le procès-verbal et que si les articles L 243-7 du Code de la sécurité sociale et L 8271-8 du Code du travail accordent aux procès-verbaux une présomption de bonne foi qui vaut jusqu’à preuve du contraire, cela n’est pas le cas pour les faits indiqués dans la lettre d’observations qui se doivent d’être établis par l’URSSAF (V. pour ex Cass civ.2°. 15 février 2018. pourvoi n° 16-22056 V.  également : Cass civ. 2°.  12 février 2009. pourvoi n° 07-21790 en matière d’affiliation).

En allant plus loin dans notre raisonnement, on peut se demander si cette position de la Cour de cassation affirmée dans les arrêts du 8 avril 2021, ne crée pas un système de « deux poids deux mesures » pour le moins incompréhensible. En effet, la jurisprudence décide, dans le cadre du contrôle, que faute d’avoir produit les pièces justificatives demandées par l’inspecteur pendant la période de contrôle, le cotisant ne pourra plus en faire état devant les juridictions de la sécurité sociale en cas de contentieux (Cass civ.2°. 19 décembre 2019 pourvoi n° 18-22912 – V. dans le même sens : Cass civ. 2°.  27 novembre 2014. pourvoi n° 13-23320, 24 novembre 2016. pourvoi n° 15-20493 : les éléments nécessaires à la vérification de l’application des règles de déduction de frais professionnels doivent avoir été produits par l’employeur lors des opérations de contrôle, afin de mettre l’agent chargé du contrôle en mesure d’en apprécier le bien-fondé – Lyon. 21 mai 2019. RG n°18/01899 – Paris, Pôle 6 – Chambre 13, 11 mars 2022, RG n°19/00967 – Versailles, 5° chambre, 21 avril 2022, RG n° 20/01046). En d’autres termes, la jurisprudence interdit qu’un employeur puisse faire état au stade du contentieux de pièces justificatives existantes à la date du contrôle mais non produites au moment de celui-ci…alors qu’elle permet cette même faculté pour l’URSSAF dans le cadre de la solidarité financière. Toujours en d’autres termes, cela revient à dire que l’on permet à l’URSSAF de produire des documents hors de la période contradictoire, en interdisant cette même faculté au cotisant…

Reste un dernier point : les arguments mis en avant par les URSSAF pour refuser l’envoi d’un procès-verbal au stade de la procédure contradictoire, sont-ils probants ?  On peut en douter. L’article 11 du Code de procédure pénale paraît inapplicable en dehors d’une enquête pénale. Qui plus est, suivant l’article L. 122-2 du Code des relations du public avec l’administration (CRPA) (applicable aux organismes de sécurité sociale : CRPA article L. 100-3), les mesures « à caractère de sanction ne peuvent intervenir qu’après que la personne en cause a été informée des griefs formulés à son encontre et a été mise à même de demander la communication du dossier la concernant ». L’obligation pour l’administration de fournir le procès-verbal d’infraction est d’ailleurs retenue par le Conseil d’Etat (CE, 1° et 4° ch-r., 6 mai  2019, n° 417756) dans le cadre de la contribution spéciale prévue par l’article L. 8253-1 du Code du travail en cas d’emploi d’un étranger sans autorisation de travailler…Mieux, selon le Conseil d’Etat, l’administration est l’obligation d’informer l’employeur de la possibilité qui lui est offerte de solliciter la communication du procès-verbal servant de fondement à la sanction. A défaut, la procédure est entachée d’irrégularité et doit entraîner l’annulation de cette même sanction. Sans nul doute, la jurisprudence, dans le cadre de la solidarité financière serait inspirée de suivre ces dernières décisions…

Mais de manière globale ne s’agit-il pas pour les URSSAF de réduire encore les droits (déjà insuffisants) des cotisants et de les punir doublement (fussent-ils de bonne foi)….tout en assurant facilement et efficacement le recouvrement de cotisations… Cette position est inacceptable. Et le fait que la jurisprudence participe à cette situation, l’est plus encore.