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Le raisonnement par analogie est l’une des bases de la créativité humaine. Il consiste à rapprocher deux situations ou deux cas semblables pour étendre les propriétés de l’un à l’autre. L’intérêt de se demander si une IA peut raisonner par analogie est bien entendu de savoir si elle serait capable, spécialement dans le domaine juridique, de faire des rapprochements qu’un esprit humain serait capable de faire. Il est en effet assez évident pour une intelligence humaine qu’une conduite en état d’ivresse puisse être assimilée à une conduite sous l’emprise de cannabis ou de cocaïne simplement parce qu’il s’agit dans tous les cas de stupéfiants. L’analogie résulte ici de l’appartenance à une même catégorie. De la même façon, il serait concevable de faire apprendre à une IA que les dommages-intérêts sont aussi une indemnité, que les vols sont des délits mais les viols des crimes et ainsi de suite.
Bref, ici les formes d’analogies sont en réalité des façons de catégoriser le réel en le généralisant. Une technique comme le word embedding (littéralement le « plongement lexical ») qui consiste à considérer comme proches des mots qui n’ont pourtant pas la même structure pourrait aider à obtenir ce type de résultats. Le technique permettrait de programmer la machine pour qu’elle reconnaisse certaines proximités comme étant signifiantes pour une intelligence humaine. Cela peut conduire à donner l’impression que la machine raisonne par analogie mais ce ne sera pourtant pas le cas.
Quelle intelligence pour quelle analogie ?
Si en droit, une IA pourra comprendre que les termes « vol » et « soustraction » forment une paire statistiquement signifiante, il ne s’agit pas d’une analogie mais du rapprochement d’un terme et d’un élément de sa définition, ce qui est bien différent. De même, il est encore certaines opérations mentales qui semblent tout à fait hors de portée pour une intelligence artificielle notamment celle qui consisterait à effectuer de véritables analogies au sens propre du terme (analogon) c’est-à-dire établir des rapports de proportionnalité.
Depuis Aristote, le modèle de l’analogie est le rapport mathématique qui existe entre des fractions : A est à B ce que C est à D. Autrement dit, 1/3=2/6 : la raison commune est l’identité de rapport. Si ce type d’analogie mathématique peut parfaitement être calculée, le même type de rapport dans le langage naturel devient quasiment indécelable pour une machine. Il paraît hasardeux qu’une IA puisse établir un rapport du type : le vol est à la soustraction des choses ce que l’abus de confiance est à leur détournement. Pourtant, ce rapport est précisément à la fois la source de la différence des deux infractions et ce qui fait leur communauté d’inspiration. Le vol comme l’abus de confiance privent de façon illicite le propriétaire de l’usage de son bien. La différence majeure est que dans le cas de l’abus de confiance le propriétaire a consenti la remise préalable de la chose à celui qui la détourne (par ex. chose prêtée ou laissée en dépôt) alors que dans le vol la soustraction se fait en principe à son insu ou du moins contre sa volonté.
L’analogie de proportionnalité : terra incognita pour une IA
Les limites évidentes de l’IA pour l’analogie de proportionnalité, voire pour de simples comparaisons, amènent à garder une certaine humilité dans la prétention à remplacer l’homme par la machine. Pour l’heure, il est peu probable qu’une IA puisse proposer des analogies de proportionnalité du type A est à B ce que C est à D et ainsi nous gratifier de rapprochements comme : « l’homme est à la mer ce que le grain de sable est à l’univers » ou bien « un baiser sans moustache est comme une soupe sans sel ». Il est très intéressant de noter que ce type d’analogie a joué un rôle clé dans toute la pensée scolastique (ce qu’on a appelé « l’analogie de l’être » au moyen-âge) et joue encore un rôle clé dans la découverte de nouvelles idées en science. C’est ainsi sur une base analogique que la structure de l’atome peut être regardé semblable au système solaire : le noyau de l’atome se comporte comme le soleil, il entretient les mêmes rapports avec les éléments qui s’organisent autour de lui.
Le juriste contre la machine : fantasme ou réalité ?
La connaissance de ce qu’est une analogie montre la limite actuelle à la créativité d’une IA. Cela permet de relativiser le fantasme du remplacement de l’être humain par des robots, spécialement dans le domaine du droit. Faire et imaginer des analogies entre des règles, des cas ou des précédents demeure une faculté propre de l’imagination humaine qui n’a que peu de rapports avec le traitement automatisé de l’information. D’ailleurs, les plus grands pourvoyeurs d’analogies poétiques sont sans doute les enfants qui sont capables de dire qu’une île est un lac à l’envers ou qu’un cygne est un canard en mariée, simplement parce qu’ils observent simultanément dans la même journée ou sur une période rapprochée la robe blanche de la mariée et les cygnes sur un lac. Certes le cygne n’est pas un canard mais l’image a un pouvoir évocateur et poétique (poiêsis en grec veut d’ailleurs dire « création »). Voilà peut-être ce qui sera à jamais un privilège de l’homme : imaginer.
Il n’y a alors qu’un pas pour conclure que le juriste n’est pas celui qui connaît les règles et les solutions mais celui qui sait imaginer d’audacieuses combinaisons. Il faut avoir l’art et la manière de sentir des rapprochements qui feront mouche et pourront être convaincants. Il faut ainsi un flair tout humain pour comprendre que la nullité d’une promesse unilatérale de vente pour défaut d’enregistrement dans les 15 jours ne peut pas s’étendre au cas où cette promesse est incluse dans un contrat de transaction. En effet, en incluant un contrat dans un autre contrat le premier ne peut plus être modifié, il n’y a donc plus de raison d’exiger l’enregistrement qui avait précisément cette fonction. On obtient le même effet par d’autres voies, c’est une analogie des effets.
Y aura-t-il toujours un juriste dans le prétoire ?
Ce qu’une IA dans le domaine du droit peut fournir n’est donc pas de remplacer le juriste dans cette activité d’invention de ses arguments car il recèle un certain fond poétique. Comme le disait Jean Giraudoux dans La guerre de Troie n’aura pas lieu : « Le droit est la puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité » (au passage : c’est une belle analogie de proportionnalité !). Remplacer le juriste : oui, mais pour des tâches dans lesquelles l’homme est justement moins performant. En droit, c’est typiquement le cas de la recherche documentaire. Et c’est justement sur la base de telles considérations qu’un moteur de recherche comme Juri’Predis a été pensé : être un outil de recherche pour fournir des données qui alimentent les analogies ; bref, il ne s’agit pas de rêver ou penser à la place des juristes, loin de là. Seulement, cela n’exclut pas non plus de mettre le juriste sur la piste. C’est la raison pour laquelle, il n’est pas inutile d’approfondir cette voie en suggérant d’autres recherches à l’utilisateur. La machine peut avoir aider à la découverte d’autres pistes et d’autres voies (avoir une fonction heuristique). Pour cela, elle doit a minima comprendre le sens d’une requête et proposer des similitudes signifiantes. Mais comme on vient de le voir ce ne peut être par une programmation du processus de l’analogie. Alors comment faire et ainsi éviter une banale recherche par mots-clés dans le texte ? Ce sera l’objet d’un autre billet où nous nous demanderons comment peuvent s’établir des liens entre des éléments dissemblables sans pourtant recourir à une analogie. Un véritable exercice de créativité !
Cet article a été rédigé par le professeur Frédéric Rouvière, concepteur de Juri’Predis. Frédéric Rouvière est Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Directeur du Laboratoire de Théorie du droit et Directeur de l’Institut des Hautes Etudes Juridiques et Politiques.