16 minutes de lecture
Cela fait plus de trois mois que la France s’est déconfinée et cette crise, qu’est la Covid, a généré des remises en question auxquelles le monde du Droit n’a pas échappé.
Juri’Predis s’est demandé quel impact le confinement avait-il pu avoir sur l’activité des juristes et, de façon plus restreinte, sur celle des avocats.
A l’heure des constats, nous avons interrogé cinq avocats issus de différents barreaux (Cambrai, Lille, Marseille, Montpellier et Paris) et il ressort de cette enquête que si certains avocats prennent le virage du numérique, la Justice française peine à se digitaliser.
(Le terme « digitaliser » qui est de plus en plus utilisé vulgarise le mot « numériser »).
Télétravail et déconfinement : des habitudes changeantes
4 de ces avocats estiment ne pas avoir été démunis ou en difficultés pendant le confinement et ont continué le télétravail après le déconfinement. Si certains ont continué le télétravail de façon exclusive, d’autres ont alterné cabinet et domicile. Pour la moitié d’entre eux leurs habitudes de travail ont changé à la suite de la crise du coronavirus. Comme nous l’explique Maître Sylvain Pontier, avocat au Barreau de Marseille : « Utilisation massive des outils de visioconférence (Zoom, Teams etc.), réception des clients au cabinet de manière exceptionnelle, poursuite des investissements de digitalisation avec des objectifs multiples : améliorer la qualité de travail de nos avocats, améliorer la relation client, assurer la sécurité et la pérennité de notre système d’information ».
Maître François Taquet, avocat au Barreau de Cambrai, nous explique que ce bouleversement dans les habitudes de travail peut avoir un impact positif pour l’avenir. Il constate que l’utilisation au sein de la Profession d’outils comme Zoom peuvent permettre de revoir des façons classiques de procéder. Si avant la crise on avait tendance à se déplacer à l’autre bout de la France pour un rendez-vous avec un client, maintenant on peut comprendre aisément que Zoom, par exemple, est un outil substitut efficace aux déplacements de longue distance.
Au-delà de l’impact écologique, c’est un gain de temps précieux pour les avocats. Toutefois, ces nouveaux outils n’empêchent pas le côté humain du métier d’avocat comme nous le dit Maître Taquet. A juste raison, il faut comprendre que l’humain dans le monde de la technologie reste important et qu’il faut parfois comprendre la nécessité d’un rendez-vous physique dans certaines situations.
Pendant le confinement l’utilisation du numérique a donc été accrue. Bien que les avocats opéraient une transformation numérique progressive de leur cabinet avant le confinement, la crise a été un facteur accélérateur.
Le numérique au cœur des professions
Si l’ensemble des avocats interrogés ont répondu de façon positive à la question « Les Legaltechs présentent-elles un intérêt pour la profession d’avocat à vos yeux ? », tous ne font pas une même utilisation des outils mis à disposition par les Legaltechs. Certains utilisent uniquement des outils tels que Juri’Predis pour la mise à disposition de jurisprudences, d’autres utilisent davantage des solutions d’organisation numérique du cabinet, des serveurs sécurisés pour le partage de dossiers et d’autres encore combinent les deux types d’utilisation.
A la question « Pour vous le secteur du droit est-il en train de changer, d’évoluer ? » 100% des participants ont répondu oui. Le numérique s’avère prendre une place essentielle dans les cabinets et les avocats semblent unanimes à ce sujet.
Un avocat attaché au Barreau de Lille souligne « L’ère numérique a abouti à changer les pratiques et le mode d’exercice professionnel de l’avocat qui se trouve confronté à la nécessité d’utiliser les nouvelles technologies tout en devant respecter sa déontologie ».
Maître Pontier nous confie : « Les avocats, malgré ce qu’on en dit, prennent le virage du numérique et évoluent. En revanche coté justice, qui est notre interlocuteur de tous les jours, quel retard ! ».
Mais qu’en est-il vraiment à l’échelle de la Justice Française ?
Justice et digitalisation : état des lieux
La Justice se numérise déjà depuis longtemps mais une révolution a été entreprise avec le mouvement de digitalisation de la Justice ou transformation numérique de la Justice lancé le 23 mars 2019 avec la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice. Il a pour objectif de mettre à profit des services numériques pour la Justice et non pas de robotiser cette dernière.
Sur son site internet, la Chancellerie permet de visualiser l’état d’avancement de la digitalisation de la Justice. Il explique que ce projet passe non seulement par le Ministère de la Justice mais aussi par les auxiliaires de justice, officiers publics et ministériels ainsi que par les Legaltechs.
Récemment le Décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 vient poser les conditions de mise à dispositions des décisions de Justice judiciaires, administratives et pénales et plus largement vient faciliter l’accès à ces décisions pour les Legaltechs même s’il faudra encore attendre un arrêté pour que ces décisions soient concrètement mises à disposition. Toutefois, ce décret s’inscrit dans la continuité de la loi dite « Lemaire » de 2016 concernant l’Open Data (plus d’information au sein de l’article « L’open data et les données juridiques » ).
Le ministère de la Justice indique que la digitalisation de la Justice nécessite de nombreux nouveaux outils et pose de nouvelles questions aussi bien juridiques que sociétales, pouvant expliquer une certaine lenteur dans le projet.
Actuellement il existe un portail numérique, Justice.fr, qui permet de renseigner le justiciable sur les démarches existantes et comment les effectuer. Ces informations contribuent à plus de clarté pour le justiciable envers les démarches lui étant accessibles.
D’autres projets comme « DataJust » sont prévus mais ces nouveaux projets concernent en majeure partie le justiciable lui-même.
Quid pour les juristes ?
La communication par voie électronique au sein de la Justice est en développement, tout comme la dématérialisation de certains actes de procédure.
Le titre XXI du code de procédure civile, appuie ce développement : sont possibles électroniquement les envois, les notifications des actes, les remises, les avis, les rapports et les procès-verbaux adressés au greffe des juridictions.
Les communications électroniques s’opèrent via des plateformes sécurisées comme le réseau privé virtuel de justice (RPVJ) et le réseau privé virtuel des avocats (RPVA) qui permettent la communication par voie électronique entre les juridictions et les avocats.
Il existe aussi des plateformes comme « i-greffes » permettant d’effectuer toutes les démarches en ligne auprès des greffes des tribunaux de commerce ou encore « Securigreffe » qui est un espace de notification sécurisée des greffes des tribunaux de commerces.
Dans le cadre d’une procédure de recouvrement des petites créances, le titre délivré par l’huissier de justice peut se faire par voie dématérialisée via CREDICYS : une plateforme de recouvrement sécurisée sous la responsabilité de la Chambre nationale des commissaires de Justice.
Actuellement, des actes comme le titre délivré par l’huissier de justice précédemment cité, ne sont pas atteint d’une obligation d’être effectué en ligne, ce qui crée un ralentissement dans le développement de la digitalisation de la Justice.
La digitalisation de la Justice est bien en cours mais elle n’est pas absolue. En effet, si la signification électronique est possible en matière civile, elle ne l’est pas en matière pénale par exemple.
Toutefois, la numérisation continue de progresser avec la loi de programmation et de réforme de la Justice du 23 mars 2019. A titre d’exemple, elle instaure des réformes comme celle de confier à une juridiction nationale le traitement dématérialisé des injonctions de payer qui doit entrer en vigueur au plus tard le 1eravril 2021.
L’intégration du numérique au sein de la Justice française est également quelque chose de concret puisque l’Ecole Nationale de la Magistrature elle-même s’intéresse aux impacts du numérique et insère cette nouvelle thématique au sein de ses formations.
La Cour de Cassation se veut elle aussi concernée par cette digitalisation ; comme le dit Chantal Arens, première présidente de la Cour de Cassation, le 30 mars 2020 à la semaine juridique, cela contribue à l’accessibilité de la Justice : « La justice doit être accessible et la Cour de cassation s’engage à relever le défi en utilisant les potentialités des technologies appliquées au droit ».
Justice et digitalisation : mieux servir le Droit ?
Côté pratique, est-ce qu’une digitalisation plus accrue de la Justice pourrait permettre une meilleure Justice ? ou cela ne permettrait-il qu’un aspect plus pratique pour les professionnels du droit ?
Gagner du temps
Nous avons interviewé Maître Pontier pour avoir davantage son ressenti à propos d’une digitalisation de la Justice.
Il nous explique : « Pendant le confinement nous avons traité un maximum de dossiers de fond, une fois le déconfinement prononcé, nous essayons de faire avancer expertises et audiences ».
Avec le constat que des dossiers ont pris beaucoup de retard avec pour cause la crise traversée, nous lui avons demandé si une digitalisation de la Justice pourrait éviter de tels retards et voici son avis : « À mon sens, mais je sais que cette idée n’est pas nécessairement partagée par tous mes confrères, des systèmes d’audience en vidéo conférence seraient très appréciables. Cela existe déjà en matière pénale mais de manière très limitée. Une généralisation de ce type de dispositif, qui nous permettrait parfois, dans certains cas, de ne pas nous déplacer, n’aurait que des avantages. Il pourrait s’agir d’un choix, l’avocat pourrait décider des cas dans lesquels il veut avoir recours à un tel dispositif. Mais, aujourd’hui, compte-tenu des contraintes environnementales, de la nécessité pour chacun de gagner du temps, il paraît parfois déraisonnable de faire trois ou quatre heures de trajet en voiture pour une intervention qui va durer 20 minutes et dont la qualité aurait pu être équivalente par vidéo conférence.
En revanche, s’agissant de la Justice, la difficulté ne se limite pas aux audiences en vidéo conférence. C’est l’ensemble du système d’information et du mode de fonctionnement qui doit être revu. Aujourd’hui, les logiciels utilisés par le ministère de la justice, en particulier par les juridictions judiciaires (le cas des juridictions administratives est assez différent) ne permet pas le télétravail tout simplement ».
Mieux protéger les droits de chacun
La digitalisation de la Justice pourrait permettre également de mieux protéger les droits de chacun.
Un rapport de l’observatoire de l’état d’urgence sanitaire et du confinement[1], montre qu’une ordonnance a donné pendant la crise le pouvoir au juge des enfants de rendre sa décision sans audience ou sans recueil des observations des parties, alors qu’en principe le droit de l’enfant à être entendu est un principe consacré. L’observatoire souligne que ces décisions sans contradictoire pourront avoir de lourdes conséquences et que l’état d’urgence ne justifie pas une telle disproportion dans l’atteinte aux droits des parties.
Face à cette problématique nous avons posé la question suivante à Maître Pontier : « Pensez-vous que si la Justice était davantage digitalisée les droits de chacun pourraient être mieux protégés ? » et voici sa réponse : « C’est une certitude, sous réserve que cette digitalisation soit menée avec des objectifs ambitieux d’améliorer le système judiciaire et le service rendu aux justiciables et aux collaborateurs du service public ».
Qu’attendre d’une digitalisation de la Justice ?
Nous lui avons demandé ce qu’il attendrait alors concrètement d’une digitalisation de la Justice :
« C’est un chantier énorme, qui doit être abordé de manière transversale et en prenant comme point de départ le justiciable et les collaborateurs du service public de la Justice, qu’il s’agisse des magistrats, des greffiers, des avocats et de toute la chaîne judiciaire.
Il ne doit pas s’agir de digitaliser le service de la Justice par petites touches, indépendantes les unes des autres. C’est d’ailleurs malheureusement ce qui a été fait jusqu’à présent, puisque nous devons accéder à une multitude de systèmes d’information différents qui ne sont pas harmonisés entre les différentes juridictions : télé recours pour les juridictions administratives, une certaine forme de RPVA pour les tribunaux judiciaires, une autre pour les juridictions commerciales, un autre système (OPALEXE) pour les expertises… Tout ce système n’étant pas interfaçable avec nos logiciels métier …
Il doit donc s’agir d’une véritable réflexion globale et ambitieuse ».
Si la digitalisation de la Justice semble être un besoin, elle semble aussi être en continuité avec un monde du Droit en progrès évoluant avec le digital.
Une digitalisation nécessaire
Maître Omer Romain, attaché au Barreau de Paris, nous décrit ce changement : « La bonne gestion du numérique revêt aujourd’hui une importance stratégique pour l’avocat. Il doit non seulement comprendre quels sont les nouveaux besoins de ses clients, générés par la révolution digitale pour pouvoir les conseiller ou les défendre le plus efficacement possible, mais aussi optimiser l’utilisation de ces technologies qui lui offrent des moyens de conquérir de nouveaux marchés. L’avocat de demain est un avocat entrepreneur, innovant tout en étant développeur à la fois. Le métier a évolué et les nouvelles technologies sont fondamentales au développement de sa fonction. ? L’avocat va développer ses propres outils numériques adaptés à son expertise et à la demande de ses clients. L’outil numérique permet à l’avocat de diversifier son offre, de trouver des nouveaux clients et de faciliter sa relation avec ces derniers et ainsi d’être plus transparent dans son accompagnement. Il optimise sa prestation grâce aux nouvelles technologies en proposant par exemple un tableau de bord de suivi des procédures, l’automatisation de certaines tâches, une simplification des procédures qui lui permet de libérer du temps pour sa réelle plus-value : le conseil ».
L’avocat de demain est un avocat maniant de nouvelles compétences, sujet d’un prochain article bientôt disponible ici.
De façon plus large c’est le domaine du Droit qui évolue et, comme tous les autres domaines, il s’interconnecte avec le progrès numérique. La Justice française ne devrait-elle alors pas donner de l’élan à sa digitalisation ? Cela dans le but précis d’offrir de meilleurs services aux justiciables, car comme le dit Maître Pontier « si la digitalisation se traduit par une dégradation du service offert c’est qu’elle a été menée à l’envers ».
Article rédigé par Marie Verrièle, juriste chez Juri’Predis.
[1] Dans la lettre de l’Observatoire n°2 du 15 avril 2020, page 2